Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
fée tout et rien, dit tout et ne dit rien
6 mars 2014

Chorégraphies Suspendues, "Erasure" de DINH Q LE #carredartnimes

J'ai eu un vrai choc devant cette oeuvre qui vous contient physiquement. Je n'avais pas ressenti ça au Carré d'Art depuis ma découverte d'Aviary de Mark Dion dans cette salle, comme seule au monde devant le vol des oiseaux en cage. J'ai eu la chance d'avoir les conditions idéales pour découvrir cette expo, entre midi et deux il n'y avait personne, juste les employés qui surveillent et sont vraiment très sympathiques.

Les 2 oeuvres de Dinh Q Le sont situées dans les deux premières salles fermées de l'expo. La première "Barricade" offre un amas de chaises et meubles de style colonial dans lesquels ont été greffés des hauts parleurs. Cet amas barre le passage vers la seconde partie de la pièce qui nous est physiquement et visuellement refusée. L'artiste travaille là avec la frontière et l'impossible passage. Cette dualité est reprise par les meubles de style ancien dans le musée contemporain, une rencontre impossible comme ces deux parties de la salle entre lesquelles la communication (physique et visuelle) est devenue impossible. Des éléments high tech sont "greffés" à des meubles de style colonial, passé et présent se mêlent dans ces objets hybrides qui n'ont plus de réelle fonction en dehors d'être une oeuvre d'art. Les hauts parleurs emmettent un son fait d'appel révolutionnaire et de sonorités rap de Hamé (rappeur français d'origine algérienne), le lien avec les guerres et un ennemi commun, commune aussi la soif de liberté vers une ère nouvelle. La rupture est matérialisée par une barricade désormais errigée dans l'espace de la salle.

Cette atmosphère sonore est d'autant plus étrange que l'installation de l'autre pièce s'entend déjà. Ainsi l'espace est empli de rap et d'appel, de vent et de flammes.

"Erasure" se place dans la seconde salle de l'expo qu'elle occupe entièrement

dinh-q-le-erasure

Cette installation a été présentée pour la 1ère fois en 2011. Le Carré d'Art nous en offre ici une version in situ, ce qui lui donne encore une autre dimension car à chaque présentation Erasure s'adapte à son nouvel espace.

Au sol, il y a des centaines de photos retournées, pour certaines anotées dans diverses langues. Sur chacune d'elles des lieux et / ou des personnes en noir et blanc, datant de l'époque juste après la guerre, d'autres peut être plus anciennes encore. Le visiteur peut se pencher et piocher dans cette marée de photos qui sont autant de traces du passé. 
Je me suis prise au jeu des photos et j'y ai trouvé ici une jeune femme en costume traditionnel, là des ouvriers en tenue devant leur usine, ici des enfants qui posent (quel âge ont ils aujourd'hui? où sont ils?), là un lieu aseptisé. Mais elles sont si nombreuses qu'elles nous montrent immédiatement la masse, j'ai entre les mains un minuscule fragment, une poussière, une goutte de cet océan devant moi. 
Car c'est bien l'océan que toutes ces personnes ont pris. Ce sont des Boatpeople, des réfugiés venus de la mer sur des embarcations précaires pour fuir un pays où la mort leur était anoncée. Une marée humaine jetée dans un flot pour fuir la terre du Vietnam...
Dinh Q Le a procédé à un véritable travail d'archiviste en receuillant les photos laissées par les Boatpeople. Il les a mises aussi en ligne www.erasurearchive.net.
Cette démarche n'est pas sans faire écho pour nos cultures occidentales à du Boltanski. Sauf que là point de fiction ou de passé mis en scène et transformé, il ne s'agit que de faits réels et du questionnement d'un artiste lui même Boatpeople.

C'est bien sa pensée et sa vie que met en scène Dinh Q Le dans cette oeuvre coup de poing. L'oeuvre se fait aussi collective et travaille la mémoire de toutes les personnes descendante des Boatpeople avec la possibilité de rajouter ses propres photos d'archives en ligne sur le site. Le passé se travaille dans le collectif et surtout l'oeuvre évolue et invite le public à y participer soit en ajoutant des photos sur le site, soit en gardant en mémoire celles qu'il aura découvertes sur le site ou dans l'oeuvre in situ.

Dans Erasure, Dinh Q Le fait référence au débarquement du Capitaine Cook dans la baie de Sydney au 18ème siècle qui marque pour le continent le début de la colonisation. Comme L'Indochine, l'Australie a été colonisée par les européens. L'Australie a servi dès 1779 de colonie de déportation, de terre pour des personnes forcées à partir de chez elles, de leur ville, de leur pays, de leur continent... comme les Boatpeople.
Sauf qu'aux 20 ème et 21ème siècle, les bateaux n'accostent plus aussi facilement, surtout en Australie. Grand paradoxe de ce pays qui célèbre l'arrivée de Sir Thomas Cook avec des fêtes et une réplique de son bateau mais qui refuse que les réfugiés irakiens ou afgans foulent son sol. Le pays les met en quarantaine et détruit les bateaux... c'est celui de Thomas Cook que Dinh Q Le détruit ici par le feu car c'est comme cela que ça se passerait aujourd'hui.

Ce spectacle de destruction est projeté sur une toile écran au fond de la pièce avec en bande son le feu et le vent, mais aussi le vacarme de la salle précédente encore audible. Une étrange ambiance de chaos se crée et la mer est au paroxisme de son absence dans sa matière même: pas une goutte d'eau, pas un bruit d'eau. Le seul bruit qui la met en notre présence est le vent, air qui assèche.

Plus proche de nous qui ne sommes pas toujours au fait des immigrations en Australie, cette installation nous renvoie à nos propres frontières, à notre propre mer où ont tenté de débarquer des réfugiés d'Afrique du Nord ou du sud. Autres continents, autres guerres mais mêmes effets de personnes prêtes à tenter une traversée vers une terre de promesses qui les refuse. Ce thème est hélas universel, le Boatpeople sera toujours obstiné à tenter sa chance pour... vivre. Et nous, terre visée et promise toujours aussi obstinée à refuser, à renvoyer ceux qui étaient prêts à mourir pour vivre. Combien sont morts dans des épaves échouées, brisées en 2 comme celle qui a échoué sur le sol de la pièce? Combien de personnes dedans? Combien encore demain?
Faisant encore plus écho à nos conditions modernes, il y a ce bureau avec ce poste informatique. Il est assez énigmatique au premier abord. Il se pose comme isolé et collé au fond de la pièce, innacessible au spectateur, sur un sol en bois qui le réhausse au dessus de la marée de photos. Un bureau, une chaise, des caisses en plastique, un ordinateur avec écran, un modem/routeur... A première vue cela pourrait sembler être un simple rappel du site dédié à l'oeuvre et à ses archives, une habile mise en abîme. L'oeuvre est ici dans la salle mais aussi ailleurs sur la toile. La dimension virtuelle de cette oeuvre est cependant me semble t il bien plus complexe.
C'est un ilôt du virtuel, isolé au milieu de toutes ces figures humaines retournées. Il possède un lien vers elles (les archives du site), mais comment retrouver celle que je vais voir en ligne au milieu de toute cette masse? Presque impossible... L'informatique offre un lien et tente d'organiser l'inorganisable marrée, comme nos administrations tentent de gérer le flux, ordonner, référencer ces personnes arrivées là en secret. Ce web qui est aussi un moyen d'organisation de la fuite, l'accès quotidien vers cet ailleurs tant rêvé.
Ça c'est du côté des Boatpeoples et de l'administration. A mon niveau de spectateur je peux aussi y voir un lien plus subtil. Le net se rapelle à lui même et aux réseaux sociaux. Il est là comme le lien entre tout, le fil invisible. Le sol est une sorte de Facebook matériel à l'envers (face cachée). À moi de regarder et de chercher dans la masse, une photo ou plutôt un profil comme j'en trouverai en ligne. Un groupe Boatpeople d'un Facebook matérialisé. 

Bâteau échoué et brisé aujourd'hui, bâteau brûlé d'autrefois, photos d'hier de personnes (encore vivantes?) ailleurs aujourd'hui, objet "ready made" (mais retravaillé par l'artiste), reconstitution historique de bâteau (pour être ensuite brûlé), projection vidéo,  voilà l'étrange association que nous donne à ressentir Dinh Q Le, à l'image de son Vietnam tiraillé entre toutes ses histoires, ses époques et ses valeurs et nous questionnant sur l'accueil que nous faisons à ces demandeurs d'asile venus par la mer... 

Publicité
Publicité
Commentaires
fée tout et rien, dit tout et ne dit rien
  • Un petit endroit pour y mettre des pensées, des textes et des images. Un petit endroit pour y laisser des mots sur ma vie de prof , de passionnée d'arts, de trentenaire, de plasticienne, et encore d'autres casquettes...
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
fée tout et rien, dit tout et ne dit rien
Newsletter
Publicité